Du rituel à l’action performative

Lazaro Benitez1

(…) Parle fièrement à tes enfants
Où que tu les trouves
Dis-leur Vous descendez d’esclaves
Et votre mère était Une princesse Dans les ténèbres.
Audre Lorde

Let’s go back to the river est la nouvelle création de la chorégraphe martiniquaise Annabel Guérédrat. Avec cette pièce, elle nous invite à plonger dans un acte cérémoniel, une performance rituelle de couronnement à Ochún, déesse des eaux douces, des richesses et de l’amour, tout en nous appelant à une expansion sensorielle où se mêlent sons, images, odeurs, ruptures fictionnelles et la construction d’une communauté futuriste. Nous passons du cérémoniel à un dédoublement de l’intime, partageant ainsi le processus de devenir mère cyborg. Cet acte de rencontre communautaire nous permet d’expérimenter ce que dit bell hooks : « C’est dans la communauté, c’est à travers la communauté que le monde trouvera son salut ».

Je me permets d’écrire Ochún2 ainsi (avec un C) car ma relation aux pratiques religieuses afro-diasporiques s’inscrit dans le contexte cubain de la santería Lukumi, héritière des cultes yorubas du Nigeria et du Bénin. J’opte pour cette orthographe car elle reflète la multiplicité des rencontres générées par l’écriture et les travestissements scripturaux qui enrichissent le pouvoir symbolique de l’action. Écrire ainsi souligne le caractère transculturel de cette œuvre, ou, pour reprendre une conception glissantienne, sa poétique de la relation.

Ce rituel performatif d’environ trois heures nous propose un voyage à travers la sensibilité, activant le corps dans une session de méditation et de guérison collective. Il passe par l’invocation et l’ascension de corporéités fictionnelles, de voix de femmes, jusqu’à aboutir à une cosmovision cyborg afro-féministe, un corps futuriste qui s’exprime depuis une autre ère, mettant en abîme la conception linéaire et évolutive du temps. Pour le peuple Aymara3, le temps est cyclique, basé sur une relation de réciprocité, un lien profond avec la nature et la pensée.

Ce voyage liminal active des présences à plusieurs reprises, convoquant d’autres figures faisant partie de l’autel intime et personnel de l’artiste, telles qu’Ana Mendieta, Bell Hooks, Audre Lorde, Elsa Dorlin, etc. Elles viennent comme alliées invisibles pour subvertir cet espace.

Du rituel à la performance. Se situer à la frontière

L’anthropologue Victor Turner4 identifiait, dans certains moments du rituel, l’émergence d’actes qu’il qualifiait de performances. Ces actes rituels, organisés comme des drames sociaux, étaient subvertis par la performance, transformant radicalement l’action et remettant en question l’ordre sociopolitique établi.

Let’s go back to the river Il nous invite à interroger les lignes fragiles qui peuvent séparer le rite du rituel, et ceux-ci de la ritualisation, tandis que son caractère scénique vient nous ébranler, nous dépouillant ainsi des logiques auxquelles nous sommes habitués. Peut-être grâce à cette force intempestive et délocalisante de la performance. Avec cette œuvre, nous n’observons pas simplement comment un couronnement d’Ochún peut être réalisé, mais nous devenons en même temps témoins d’un fait similaire. Où surgit cette ambiguïté ? Quelles caractéristiques définissent ce paradoxe ?

D’une part, cette œuvre défend la multiculturalité de son équipe créative et l’intérêt d’Annabel Guérédrat pour la réinvention d’une cérémonie de couronnement à Ochún, en établissant un lien sensible et performatif avec une ancestralité dont elle fait partie.

Se couronner en performance ou faire de la performance un couronnement, c’est réinventer les technologies propres à ces espaces pour qu’ils convergent ensemble.

Certaines actions propres au rite (le bain, la danse, la préparation des corps, les offrandes) et certaines images rituelles (l’autel, les couronnes, le jaune d’Ochún, les oranges, la rivière) sont perturbées par d’autres éléments propres à l’espace scénique, tels que la vidéo, le son conçu par Renaud Bajeux, la scénographie d’Abigail Fowler, les coiffes de Judith Tchapka, et la chorégraphie crée par Annabel Guérédrat. Cet entrecroisement culturel invoque d’autres rituels et danses, comme le danmyé (danse de combat martiniquaise) ou la remontée au tambour du bélé. Il en résulte un rhizome de savoirs situés, une poétique de la relation.

C’est ce caractère liminal qui permet à cette pièce de traverser différents états et formes sans établir une hiérarchie entre eux. Nous sommes tous dans un flux constant et nous diffractons tous.

Les spectateurs, disposés en cercle autour de l’espace, accompagnent les maîtresses de cérémonie, Annabel Guérédrat et Chloé Timon. Ils deviennent témoins d’un dialogue fictionnel entre Annabel Guérédrat et Ana Mendieta, tout en participant à l’invocation de Bell Hooks ou d’Audre Lorde, ou d’une danse annonciatrice jusqu’à la confession intime où les babalawos (devins de l’oracle d’Ifa), après une cérémonie religieuse, transmettent à Annabel les savoirs et rituels nécessaires pour concevoir un enfant.

C’est cette liminalité qui nous permet de décrypter les éléments du rite et de la performance à égalité, chacun convoquant l’autre en permanence. La phase liminaire du drame social se présente comme une anti-structure, une opération de redéfinition critique du réel où la dynamique s’oppose à la stase. Elle est un passage entre deux états où l’on joue, dit Turner, avec les éléments cristallisés dans les différentes formes culturelles en les décomposant et recomposant selon des modalités inédites, transformant le familier en inconnu et vice versa.

De la corporéité métisse à la corporéité-monde

La philosophe chicana Gloria Anzaldúa5 affirme que « l’avenir appartiendra à la mestiza ». Ce futur, lié à la capacité d’analyser, de déconstruire les paradigmes et de narrer depuis les ruines, dépendra de notre aptitude à naviguer « entre deux ou plusieurs cultures ». C’est l’une des provocations de Let’s go back to the river. Cette œuvre ne repose sur un récit accablant du monument colonial et de ses figures, mais sur des voix marginales et silencieuses, inventant d’autres formes d’histoires. Comme l’écrit le poète et philosophe martiniquais Patrick Chamoiseau6 “traces-mémoires ne Font pas monuments, ni ne cristallisent une mémoire unique : elles sont jeu de mémoires qui se sont emmêlées”.

Les trois corps de femmes racisées sur scène, Annabel, Chloe et la dj Queen Ci, corps afro caribéens, afropeos (selon la catégorie de Leonora Miano). Ce sont des corps en circulation constante, capables de diffracter. Gloria Anzaldúa nous rappelle que la mestiza est un “produit du transfert des valeurs culturelles et spirituelles d’un groupe à un autre. Triculturelle, monolingue, bilingue ou multilingue, parlant un patois, et dans un état de perpétuelle transition, la mestiza fait face au dilemme des origines mélangées”.

C’est dans cette capacité que s’active leur pouvoir de transformation, leur pouvoir d’agir faisant de ce poids qu’ils portent un nouveau mode d’agencement. Créant une nouvelle mytho —c’est-à-dire “un changement dans la manière dont nous percevons la réalité, dans la manière dont nous nous voyons et dont nous nous comportons— la mestiza crée une nouvelle conscience7”.

1 Chorégraphe et chercheur en danse. Doctorant contractuel sous la direction d’Isabelle Launay, École Doctorale Esthétique Sciènces et Technologie de l’Art (EDESTA), Université Paris 8. Membre du laboratoire de recherche MUSIDANSE sous équipe Danse, Geste et Corporéité.

2 Nous pouvons trouver le nom de la déesse de différents façons : Oshun, Oxun, Òsun, Ochún.

3 Le mot aymara désigne à la fois un peuple originaire de la région du lac Titicaca, qui s’est répandu depuis la Bolivie jusqu’au Pérou et au nord du Chili et de l’Argentine

4 Turner Victor, The Ritual Proccess, Structure and Anti-Structure. Routledge. 1996

5 Anzaldúa Gloria, Borderlans : La frontera / The new mestiza, Fifth Edition- Aunt Lute Books, 2022.

6 Chamoiseau Patrick, Écrire en pays dominé, Gallimard, 1997.

7 Anzaldúa Gloria, Borderlans : La frontera / The new mestiza, Fifth Edition- Aunt Lute Books, 2022.